Le cabinet de curiosités ne porte que trop bien son nom, pour accueillir ce petit florilège de textes autour d'une des thématiques dans lesquelles je me spécialise. Je proposerai donc ici une série d'extraits plus ou moins longs, classés par périodes, et que j'essaierai de commenter un peu au passage pour donner quelques pistes quant à l'histoire des personnes difformes, ainsi que l'évolution de leur traitement aussi bien social qu'intellectuel ou artistique. J'espère que ce dossier mêlant à la fois littérature, histoire et un peu de philo et d'art, pourra vous apporter des informations intéressantes. Et n'oublions pas que les gens trop normaux sont peut-être des œuvres d'art qui n'ont pas réussi... Plus sérieusement, n'hésitez pas à réagir, à compléter, ou à demander des précisions ! A présent, bienvenue dans la Cour des Miracles.
=> Deux grand philosophes qui ne sont pas en reste dans la promotion de pratiques qui traverseront les siècles... Toute l'Histoire a été plus ou moins marquée par l'éradication des corps défaillants. On connaît aussi le sort radical qui leur était réservé chez les Spartiates : ils étaient précipités du haut d'une falaise. Mais ces éliminations n'avaient que rarement une valeur superstitieuse – hormis sur l'extrême fin du Moyen-Âge et au XVIe siècle où les personnes infirmes et difformes étaient associées au Diable et au péché. Ces exécutions étaient pratiquées dans l'unique but de préserver les qualités physiques du peuple. Une surprenante exception néanmoins du côté des Égyptiens de l'Antiquité : on a retrouvé des corps d'infirmes ou de ''monstres-humains'' luxueusement embaumés et diverses autres traces qui laissent penser que ces invalides pouvaient être intégrées... et même vénérées. L'immense majorité des dieux de l’Égypte ancienne d'ailleurs ne sont-ils pas des créatures monstrueuses ?
=> Durant le Moyen-Âge et l'Ancien-Régime, on connaît une forte mortalité infantile, commençant à baisser au XVIIIe siècle. Donc le corps de l'enfant fragile est toujours peu considéré. Quand déjà il survit, il est souvent abandonné, soit aux ''enfants trouvés'', soit dans des établissements religieux. Au Moyen-Âge, surtout jusqu'au XIIIe siècle, énormément de novices des monastères étaient des infirmes. Étonnement, ils sont souvent des enfants de la noblesse : à l'époque médiévale, l'éducation nobiliaire est martiale (chasse, exercices physiques). Si les nobles ont des enfants handicapés, ils les offrent fréquemment aux monastères. Ainsi, en 1161, la plupart des moines de l'abbaye d'Andernes sont boiteux, borgnes, manchots, aveugles... mais tous nobles. Les moines ont cherché à lutter contre cette tendance pour que les monastères ne se transforment pas en hôpitaux ou en asiles.
=> Les textes de jurisprudence témoignent d'un malaise et des difficultés des législateurs à organiser une bonne réglementations des abandons. Les lois ne cessent de changer, de progresser, de régresser, de tenter une protection des enfants laissés, tout en ne leur trouvant pas vraiment de place. En 1566, l'ordonnance de Moulins met à la charge de chaque paroisse les enfants exposés et abandonnés. Saint-Vincent-de-Paul créera ensuite en 1640, à Paris, des hôpitaux pour les enfants trouvés. Au XVIIIe siècle est inventé le principe du ''tour'', pour permettre aux parents qui abandonnent leurs enfants de garder l'anonymat, l'abandon étant encore considéré comme un crime.
=> Socrate, Ésope, Homère, Héphaïstos... Malgré le traitement peu enviable réservé aux infirmes, on a une fascination pour l'invalidité – comme marque d'élection, aux yeux des auteurs, et parfois de la religion. Ainsi, le dieu boiteux est celui qui maîtrise le feu et les entrailles de la terre. L'aveugle a un savoir et des visions prophétiques. Cet imaginaire de l'aveugle en génie reste présent dans toute la littérature : Homère, Tirésias, Dea dans L'Homme qui rit (on y reviendra), Gertrude de La Symphonie pastorale de Gide, Nydia... Le grand fabuliste Ésope est boiteux et bossu, etc. Plus encore qu'une compensation, c'est un signe de singularité qui doit forcer à l'admiration autant qu'au respect de ce qui nous dépasse. Socrate est aussi réputé très laid, comparé à un Silène (un satyre monstrueux) par Alcibiade dans Le Banquet.
=> Quand le christianisme commence à s'en mêler... Outre les accusations de diablerie, de marque du péché, de "châtiments ou avertissements divins" pesant sur les gens handicapés (on en parle un peu plus longuement dans les parties sur le Moyen-Âge et le XVIe siècle), l'on a aussi des pensées religieuses déjà beaucoup plus raffinées, faisant preuve de questionnement, d'humilité et de curiosité plutôt que de condamnation. L'un des exemples les plus fameux :
On a affaire à une pensée d'une étonnante modernité dans ce passage. Un relativisme qui inspirera Montaigne (on y viendra) et qui inclut infirmes et les gens difformes dans un agencement du monde qui nous dépasse. Ici, l'infirme rappelle l'homme à la méditation, à la modestie mais aussi à la recherche intellectuelle et à la découverte. On note cependant le fantasme resté très longtemps en circulation, selon lequel des peuples orientaux entiers seraient des races de gens monstrueux (sciapodes, cyclopes, siamois...). La crainte pour l'inconnu à grand échelle - les contrées du bout du monde, les autres peuples... - est exprimée dans la représentation de ces peuples par ce qui nous effraie à notre échelle : les "monstruosités humaines".
Le Moyen-Âge va reprendre, affiner, parfois déformer ces idées diverses, et y ajouter une dimension profondément chrétienne. Le panorama n'est bien sûr pas exhaustif, alors n'hésitez pas à partager d'autres références ou à me poser des questions.
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I. L'Antiquité. Premiers jalons et continuités dans les siècles suivants.
Platon, dans 'La République' a écrit: « Les enfants des gens mal conformés, ou s'ils sont infirmes parmi les autres, on les cachera dans un lieu mystérieux comme il se doit. »
Aristote, dans 'La Politique' a écrit: « Quant à l’exposition et à la nourriture des enfants, il faut une loi interdisant de nourrir aucun infirme ; et pour la natalité excessive, si la disposition des coutumes l’empêche, qu’on n’expose aucun des enfants ; il faut en effet limiter le nombre des naissances. »
=> Deux grand philosophes qui ne sont pas en reste dans la promotion de pratiques qui traverseront les siècles... Toute l'Histoire a été plus ou moins marquée par l'éradication des corps défaillants. On connaît aussi le sort radical qui leur était réservé chez les Spartiates : ils étaient précipités du haut d'une falaise. Mais ces éliminations n'avaient que rarement une valeur superstitieuse – hormis sur l'extrême fin du Moyen-Âge et au XVIe siècle où les personnes infirmes et difformes étaient associées au Diable et au péché. Ces exécutions étaient pratiquées dans l'unique but de préserver les qualités physiques du peuple. Une surprenante exception néanmoins du côté des Égyptiens de l'Antiquité : on a retrouvé des corps d'infirmes ou de ''monstres-humains'' luxueusement embaumés et diverses autres traces qui laissent penser que ces invalides pouvaient être intégrées... et même vénérées. L'immense majorité des dieux de l’Égypte ancienne d'ailleurs ne sont-ils pas des créatures monstrueuses ?
=> Durant le Moyen-Âge et l'Ancien-Régime, on connaît une forte mortalité infantile, commençant à baisser au XVIIIe siècle. Donc le corps de l'enfant fragile est toujours peu considéré. Quand déjà il survit, il est souvent abandonné, soit aux ''enfants trouvés'', soit dans des établissements religieux. Au Moyen-Âge, surtout jusqu'au XIIIe siècle, énormément de novices des monastères étaient des infirmes. Étonnement, ils sont souvent des enfants de la noblesse : à l'époque médiévale, l'éducation nobiliaire est martiale (chasse, exercices physiques). Si les nobles ont des enfants handicapés, ils les offrent fréquemment aux monastères. Ainsi, en 1161, la plupart des moines de l'abbaye d'Andernes sont boiteux, borgnes, manchots, aveugles... mais tous nobles. Les moines ont cherché à lutter contre cette tendance pour que les monastères ne se transforment pas en hôpitaux ou en asiles.
=> Les textes de jurisprudence témoignent d'un malaise et des difficultés des législateurs à organiser une bonne réglementations des abandons. Les lois ne cessent de changer, de progresser, de régresser, de tenter une protection des enfants laissés, tout en ne leur trouvant pas vraiment de place. En 1566, l'ordonnance de Moulins met à la charge de chaque paroisse les enfants exposés et abandonnés. Saint-Vincent-de-Paul créera ensuite en 1640, à Paris, des hôpitaux pour les enfants trouvés. Au XVIIIe siècle est inventé le principe du ''tour'', pour permettre aux parents qui abandonnent leurs enfants de garder l'anonymat, l'abandon étant encore considéré comme un crime.
=> Socrate, Ésope, Homère, Héphaïstos... Malgré le traitement peu enviable réservé aux infirmes, on a une fascination pour l'invalidité – comme marque d'élection, aux yeux des auteurs, et parfois de la religion. Ainsi, le dieu boiteux est celui qui maîtrise le feu et les entrailles de la terre. L'aveugle a un savoir et des visions prophétiques. Cet imaginaire de l'aveugle en génie reste présent dans toute la littérature : Homère, Tirésias, Dea dans L'Homme qui rit (on y reviendra), Gertrude de La Symphonie pastorale de Gide, Nydia... Le grand fabuliste Ésope est boiteux et bossu, etc. Plus encore qu'une compensation, c'est un signe de singularité qui doit forcer à l'admiration autant qu'au respect de ce qui nous dépasse. Socrate est aussi réputé très laid, comparé à un Silène (un satyre monstrueux) par Alcibiade dans Le Banquet.
La légende d’Ésope a écrit: Maxime Planude, auteur byzantin du XIIIe siècle, a écrit une Vie d’Ésope, que La Fontaine a adapté en La Vie d'Ésope le Phrygien. Selon ce récit : « Ésope était le plus laid de ses contemporains ; il avait la tête en pointe, le nez camard, le cou très court, les lèvres saillantes, le teint noir, d’où son nom qui signifie nègre ; ventru, cagneux, voûté, il surpassait en laideur le Thersite d’Homère ; mais, chose pire encore, il était lent à s’exprimer et sa parole était confuse et inarticulée. »
« Tout le récit de la vie d'Ésope est parcouru par la thématique du rire, de la bonne blague au moyen de laquelle le faible, l'exploité, prend le dessus sur les maîtres, les puissants. En ce sens, Ésope est un précurseur de l'anti-héros, laid, méprisé, sans pouvoir initial, mais qui parvient à se tirer d'affaire par son habileté à déchiffrer les énigmes. ». (Karl Canvat et Christian Vandendorpe, La fable : Vade-mecum du professeur de français).
=> Un bon résumé de l'image de l'handicapé à travers la littérature. Mais toujours avec cette dimension comique ou grotesque dans les textes de l'Antiquité et du Moyen-Âge, même encore du XVIe siècle.
- Ésope:
Ésope, dans un livre allemand de 1479.
=> Quand le christianisme commence à s'en mêler... Outre les accusations de diablerie, de marque du péché, de "châtiments ou avertissements divins" pesant sur les gens handicapés (on en parle un peu plus longuement dans les parties sur le Moyen-Âge et le XVIe siècle), l'on a aussi des pensées religieuses déjà beaucoup plus raffinées, faisant preuve de questionnement, d'humilité et de curiosité plutôt que de condamnation. L'un des exemples les plus fameux :
Saint-Augustin, dans 'La Cité de Dieu' a écrit: Quoi qu'il en soit, quelque part et de quelque figure que naisse un homme, c'est-à-dire un animal raisonnable et mortel, il ne faut point douter qu'il ne tire son origine d'Adam. […] La raison que l'on rend des enfantements monstrueux qui arrivent parmi nous peut servir pour des nations tout entières. Dieu, qui est le créateur de toutes choses, sait en quel temps et en quel lieu une chose doit être créée, parce qu'il sait quels sont entre les parties de l'univers les rapports d'analogie et de contraste qui contribuent à sa beauté. Mais nous qui ne le saurions voir tout entier, nous sommes quelquefois choqués de quelques-unes de ses parties, par cela seul que nous ignorons quelles proportions elles ont avec tout le reste.
On a affaire à une pensée d'une étonnante modernité dans ce passage. Un relativisme qui inspirera Montaigne (on y viendra) et qui inclut infirmes et les gens difformes dans un agencement du monde qui nous dépasse. Ici, l'infirme rappelle l'homme à la méditation, à la modestie mais aussi à la recherche intellectuelle et à la découverte. On note cependant le fantasme resté très longtemps en circulation, selon lequel des peuples orientaux entiers seraient des races de gens monstrueux (sciapodes, cyclopes, siamois...). La crainte pour l'inconnu à grand échelle - les contrées du bout du monde, les autres peuples... - est exprimée dans la représentation de ces peuples par ce qui nous effraie à notre échelle : les "monstruosités humaines".
- Les peuples difformes:
Une représentation, à la toute fin du Moyen-Âge, dans le Livre des Merveilles, de l'hypothèse de Saint-Augustin quant aux races monstrueuses. Malgré son caractère saugrenu, il s'agit déjà là d'un progrès par rapport à d'autres pensées = l'infirme n'est pas une erreur, il appartient bien à un plan divin et n'est que l'image de ce qui nous est inconnu, dans nos limites et notre finitude humaine.
Le Moyen-Âge va reprendre, affiner, parfois déformer ces idées diverses, et y ajouter une dimension profondément chrétienne. Le panorama n'est bien sûr pas exhaustif, alors n'hésitez pas à partager d'autres références ou à me poser des questions.
Dernière édition par Gina M. le Mar 1 Sep - 23:33, édité 10 fois